Friday, February 1, 2013

La trouille au ventre. "La Servante et le Catcheur" d'Horacio Castellanos Moya

http://www.lemonde.fr/livres/article/2013/01/31/horacio-castellanos-moya-la-trouille-au-ventre_1825427_3260.html



Auteur d'une quinzaine de romans, dont sept sont traduits en français aux éditions Les Allusifs, Horacio Castellanos Moya est une figure majeure de la littérature contemporaine. Aux Etats-Unis, les critiques citent souvent Céline à son propos, pour la noirceur des thèmes. Mais, contrairement à Céline, Moya n'a jamais écrit en espérant flatter le pouvoir en place, ni en essayant de se mettre dans la poche le contre-pouvoir le plus influent.
Si, au début de son premier exil au Mexique, Moya, né en 1957 et vivant aujourd'hui aux Etats-Unis, a exprimé de la sympathie pour les factions révolutionnaires s'opposant à la dictature au Salvador, il a rapidement estimé que la stalinisation du mouvement était trop accablante pour être passée sous silence. Dans la guerre civile qui déchira le pays pendant douze ans (1979-1992), il ne choisit que le camp de la lucidité et de la sincérité. Il raconte ce qu'il comprend de ce qu'il voit, quand bien même ça n'arrange pas ses petites affaires, et on ne l'entend jamais geindresur l'exil que ses écrits lui valent.
Son nouveau livre, La Servante et le Catcheur, qui paraît chez Métaillié, a l'efficacité formelle des grands romans noirs à la Jim Thomson. Sauf que Moya ne fait pas le portrait des outsiders, des laissés-pour-compte ; il dépeint le quotidien de gens tout à fait ordinaires, devant se débrouiller d'une réalité absurde et brutale, où toute idée de politique est remplacée par la notion d'ultraviolence.
Le roman entremêle les voix. Le Viking, personnage principal, est une pure création à la Moya : un ancien catcheur devenu tortionnaire, moribond mais coriace, une brute sentimentale aux désirs huileux et dégradants. Moya se salit les mains : il ne refuse pas sa compassion au bourreau, il regarde en face sa pesante humanité. Aucun de ses crimes ne sera pourtant ni édulcoré ni oublié. Les dialogues ignobles du Viking et de ses collègues de travail en deviennent jubilatoires, et suffisamment complaisants pour laisser une profonde impression de malaise. Mais Moya ne se laisse pas déstabiliser par la sauvagerie sanglante des faits dont il s'empare. La virilité du mec armé (flic ou révolutionnaire) n'exerce aucune fascination sur lui.
La vieille servante est une femme intelligente, obstinée, observatrice et complexe, attachée aux communistes nantis qui l'emploient, les Aragon. Ceux-ci apparaissaient dans trois romans antérieurs de Moya. Ici, leur histoire est racontée du point de vue de la servante, qui mène l'enquête pour savoir ce qu'est devenu un couple de jeunes gens de la famille, disparus à leur retour d'URSS, séquestrés. C'est cette enquête qui la conduit à retrouver la trace du Viking, et à lui demanderde l'aide. Bien que tout la sépare de lui, il deviendra son alter ego par la force des situations.
UN SAC OPAQUE SUR LA TÊTE
La Servante et le Catcheur est avant tout un roman sur ce qui est occulté. Les témoins d'une arrestation doivent s'enfermer au plus vite chez eux pour ne pasavoir à parler de ce qu'ils ont vu. Les policiers ne savent pas qui les trahit de l'intérieur. La mère ignore tout de ce que fait son fils. On ne sait pas où sont emmenés les enfants arrêtés. Les infirmières ont les yeux bandés quand on les conduit remplir une mission spéciale. Et le désarroi découle de cette union sacrée entre violence et silence : tout se retourne. Même les optimistes égoïstes, ceux qui croient qu'il suffit de bien se conduire pour être protégés par le nouveau régime, découvrent qu'on ne peut jamais se protéger de la politique. Le talent de Moya est de rendre insupportable, non les scènes les plus sanglantes, mais cette atmosphère claustrophobe et borgnollée - comme si on avait bouché toutes les sources de lumière. Tous les personnages avancent avec un sac opaque sur la tête et, quelles que soient leurs fonctions, mentent et vivent dans la terreur qu'on apprenne ce qu'ils cachent. Faire parler, c'est le boulot de la police, des"découpeurs". Dans ce silence angoissant, on ne sait jamais quel visage familier apparaîtra sous la cagoule du prisonnier, pas plus qu'on ne sait quel personne familière tenait l'arme du révolutionnaire. La ville radiographiée par Castellanos Moya sent le cadavre, partout : dans les hôpitaux où on arrête les suspects sur la table d'opération, dans les bus attaqués par les guérillas, dans les universités, les églises, les beaux quartiers et les tripots sordides. On ne va nulle part sans la trouille au ventre. La haine pure circule et tisse entre les protagonistes des liens aussi abjects qu'indéfectibles.
Il y a une dimension mythologique dans ce roman noir qui met à nu l'essence de la guerre civile. Les fils tirent sur leur propre mère et, s'ils ne tiraient les premiers, les mères s'occuperaient de les massacrer. Moya lâche Œdipe en plein San Salvador. Les enfants de ce roman ne savent jamais qui sont leurs pères. Et quand ils prennent les armes, ils ne savent jamais exactement sur qui ils tirent.
La Servante et le Catcheur (La Sirvienta y el Luchador), d'Horacio Castellanos Moya, traduit de l'espagnol (Salvador) par René Solis, Métailié, 240 p., 18 €.